Scherbius fit breveter son
invention en 1918. Sa machine à chiffrer se présentait
comme une boîte mesurant seulement 34 cm x 28 cm x 15
cm, mais pesait une bonne douzaine de kilos. Cliquez
ici pour découvrir une machine Enigma prête à
l'emploi. On voit le clavier sur lequel sont tapées
les lettres du texte clair et, au-dessus, l'écran qui
affiche les lettres du texte chiffré qui en découle.
Au-dessous de l'écran est le tableau de connexions. Il
y a plus de douze lettres appariées, parce que la machine
Enigma représentée ici est une version plus tardive
que celle décrite jusque-là. Un second couvercle
peut être enlevé pour montrer l'intérieur,
en particulier les trois rotors.
Scherbius pensait qu'Enigma
était imprenable, et qu'on aurait de plus en plus recours
à ses qualités cryptographiques. Il essaya de
commercialiser sa machine auprès de l'armée comme
des milieux d'affaires, leur proposant différentes versions.
Il offrait ainsi une version basique aux commerciaux, alors
qu'il réservait une version diplomatique de luxe pour
les Affaires étrangères, avec une imprimante à
la place du tableau lumineux. Le prix d'un exemplaire s'élevait
à 30 500 euros en valeur actuelle, mais Scherbius consentait
un rabais de 4 500 euros si on en commandait mille exemplaires.
Le prix de la machine sembla
décourager les acheteurs potentiels. Les industriels
affirmaient qu'ils n'avaient pas les moyens de s'offrir la sécurité
d'Enigma, quand Scherbius prétendait, lui, qu'ils n'avaient
pas les moyens de s'en passer, faisant valoir qu'un message
vital intercepté par une entreprise concurrente pouvait
coûter une fortune à une société,
mais il ne rencontra pas beaucoup d'écho. L'armée
allemande n'était guère plus motivée.
Pour Scherbius, la déception
était grande, et il n'était pas seul dans son
cas. Trois autres inventeurs, dans trois autres pays, avaient,
chacun de son côté et presque simultanément,
eu l'idée dune machine basée sur les rotors. Aux
Pays-Bas, en 1919, Alexander Koch prit le brevet n° 10 700,
mais ne réussit pas à commercialiser sa machine,
dont il finit par vendre les droits en 1927. En Suède,
Arvid Damm prit un brevet similaire, mais à sa mort en
1927 il n'avait toujours pas trouvé de marché.
En Amérique, Edward Hebern avait une foi totale dans
son invention, baptisée le Sphinx du sans-fil,
mais son échec fut le plus cuisant de tous.
Hebern construisit une usine
de 380 000 dollars, juste au moment où la mentalité
changeait en Amérique. Immédiatement après
la Première Guerre mondiale, les Américains avaient
créé le cabinet noir américain, un bureau
du chiffre redoutablement efficace, rassemblant une vingtaine
de cryptanalystes sous la houlette du flamboyant Herbert Yardley.
« Le cabinet noir verrouillé, caché, gardé,
voit tout, entend tout, écrivait Yardley. Même
si les volets sont clos et si de lourds rideaux protègent
les fenêtres, ses yeux perçants pénètrent
au loin dans les salles de conférences secrètes
de Washington, Tokyo, Londres, Paris, Genève, Rome. Ses
oreilles particulièrement fines saisissent les murmures
les plus faibles dans toutes les capitales du monde. »
Le cabinet noir américain résolut 45 000 cryptogrammes
en dix ans, mais au moment où Hebern construisait son
usine, Herbert Hoover avait été élu président,
et il souhaitait faire entrer le pays dans une ère nouvelle
de clarté et de confiance. Il fit dissoudre le cabinet
noir et son secrétaire d'État, Henry Stimson,
déclara que des « gentlemen ne devaient pas lire
le courrier les uns des autres ». Si un pays croit que
c'est mal de lire les messages dautrui, c'est qu'il s'imagine
que les autres ne liront pas non plus ses propres messages.
Il ne voit donc pas la nécessité d'inventer des
machines à chiffrer. Hebern ne vendit que douze machines
pour un prix total de 1 200 dollars, et en 1926 il fut poursuivi
en justice par des actionnaires insatisfaits, et jugé
coupable aux termes du Californias Corporate Securities
Act.
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