Le Scarabée d'Or - accueil  
Les codes secrets
dans la littérature
 
 
 

      Des codes secrets pour tous

      Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, alors que la cryptographie professionnelle était en détresse (le dernier chiffre en date, le chiffre de Vigenère, ayant été cassé, les cryptographes, malgré tous leurs efforts pour créer de nouveaux codes, ne pouvaient plus garantir le secret), cette même période vit croître dans le public un engouement considérable pour les chiffres.

      Le développement du télégraphe, qui avait suscité dans les milieux d'affaires un vif intérêt pour la cryptographie, provoqua le même phénomène dans le grand public. Celui-ci souhaitait protéger ses messages d'ordre privé et, lorsque c'était nécessaire, avait recours au cryptage, même si cela augmentait le coût du télégramme. Les opérateurs de morse pouvaient par exemple envoyer du texte clair en anglais à une vitesse atteignant trente-cinq mots/minute, parce qu'ils mémorisaient certaines phrases et les transmettaient d'un jet, alors que le fouillis de lettres formant un texte chiffré était beaucoup plus long à transmettre, obligeant l'opérateur à se reporter à la page continuellement pour vérifier la suite des lettres. Les chiffres utilisés pour le grand public n'auraient pas résisté à l'attaque d'un cryptanalyste professionnel, mais ils suffisaient à mettre le texte à l’abri des indiscrets.

      Lorsque le public se fut accoutumé au chiffrement, il commença à déployer ses talents cryptographiques dans divers domaines. Dans l'Angleterre victorienne, les jeunes gens amoureux n'étaient pas autorisés à manifester leurs sentiments. Sachant que leurs lettres seraient saisies et lues par les parents, ils trouvèrent comme ressource de s'envoyer des messages cryptés dans les colonnes des journaux. Ces rubriques d'annonces personnelles (baptisées en Angleterre agony columns) provoquèrent la curiosité des cryptanalystes, qui s'amusèrent à déchiffrer leur excitant contenu. Charles Babbage, la figure la plus étonnante du XIXe siècle, était friand de cette activité, ainsi que ses amis sir Charles Wheatstone et le baron Lyon Playfair, qui élaborèrent ensemble l'adroit chiffre de Playfair. Un jour, Wheatstone déchiffra dans le Times une annonce émise par un étudiant d'Oxford qui proposait à l'objet de sa passion de s'enfuir avec lui. Quelques jours plus tard, Wheatstone fit paraître son propre message, crypté grâce au même chiffre, mettant en garde le couple contre cet acte de rébellion irréfléchi. Peu après paraissait un troisième message, cette fois non crypté, et de la dame en question . « Cher Charlie, n'écrivez plus. Notre chiffre est découvert. »

      Bientôt les journaux présentèrent d'autres sortes de textes cryptés. Les cryptographes commencèrent à faire insérer des pavés de texte chiffré, pour le seul plaisir de provoquer leurs collègues. À d'autres occasions, des notes cryptées furent utilisées pour critiquer des personnages publics ou des institutions. Dans un cas, le Times répandit sans le vouloir la nouvelle cryptée suivante : « Le Times est le Jeffreys de la presse », annonce qui stigmatisait le Times en donnant à entendre que, à l'image du célèbre juge du XVIIe siècle, le journal jouait de l'intimidation et se faisait le porte-parole du gouvernement.

      Un autre exemple de cryptographie familière était l'usage répandu du cryptage par piqûres d'épingle. L'historien de la Grèce antique Énée le Tacticien imagina d'envoyer un message secret en piquant de minuscules trous sous certaines lettres dans une page apparemment bien anodine, tout comme vous voyez certaines lettres en gras dans la typographie de ce paragraphe. Les lettres pointées (ici mises en gras) livrent un message, aisément lu par le destinataire. Si un intermédiaire voit la page, il y a peu de chances qu'il remarque les points imperceptibles, et le message secret lui échappera. Deux mille ans plus tard, les épistoliers anglais employèrent la même méthode, non pour assurer le secret à leurs envois, mais pour éviter de payer des taxes postales excessives. Avant la réforme du service postal, dans les années 1850, envoyer une lettre coûtait environ un shilling tous les cent miles, ce qui était hors de portée pour la plupart des gens, mais les journaux ne payaient pas de taxe. Ceci laissait une brèche pour les contemporains astucieux. Au lieu d'envoyer des lettres, ils se mirent à utiliser les pointes d'épingles pour épeler leurs messages, sur la première page d'un journal. ils n'avaient plus qu'à envoyer le journal par la poste, sans payer un penny.

 

      Les codes secrets dans la littérature

      La fascination grandissante exercée par les techniques de la cryptographie amena codes et chiffres à figurer en bonne place dans la littérature du XIXe siècle. Dans le Voyage au centre de la terre de jules Verne, le déchiffrement d'un parchemin couvert de caractères runiques constitue le premier pas de ce voyage épique. Les caractères proviennent d'un chiffre de substitution qui engendre un texte en latin, qui ne prend lui-même son sens que lorsqu'on inverse les lettres : « Descends dans le cratère du Yocul de Sneffels que l'ombre du Scartoris vient caresser avant les calendes de juillet, voyageur intrépide, et tu atteindras le centre de la terre. Ce que j'ai fait. Arne Saknussem ». En 1885, Verne utilisa à nouveau un chiffre comme pivot de son roman Mathias Sanforf, et fit référence au Handbuch der Kryptographie (« Manuel de cryptographie ») de Wostrowitz.

      En Angleterre, l'un des écrivains les plus versés dans la cryptographie de fiction fut sir Arthur Conan Doyle. Évidemment, Sherlock Holmes était un expert en cryptographie et, comme il l'explique au docteur Watson, il était l'auteur d'une monographie sur le sujet, dans laquelle il analyse cent soixante chiffres différents. Le plus célèbre déchiffrement de Holmes est raconté dans Les hommes dansants, qui met en scène un chiffre composé de personnages en bâtonnets, chacune de leurs poses représentant une lettre distincte.


Extrait du texte chiffré figurant dans Les bommes dansants,
de sir Arthur Conan Doyle.

      De l'autre côté de l'Atlantique, Edgar Allan Poe s'intéressait lui aussi à la cryptanalyse. Collaborant au journal de Philadelphie, l'Alexander Weekly Messenger, il lança un défi aux lecteurs, prétendant qu'il se faisait fort de venir à bout de n'importe quel chiffre de substitution monoalphabétique. Des centaines de lecteurs envoyèrent leurs cryptogrammes, qu'il déchiffra tous brillamment. Cela demande beaucoup plus que l'analyse des fréquences, et les lecteurs de Poe furent étonnés par ses prouesses. Un lecteur enthousiaste le proclama « le plus profond et le plus habile cryptographe qui ait jamais existé ».

      En 1843, prompt à exploiter l'intérêt qu'il avait soulevé, Poe écrivit une nouvelle, Le Scarabée d'or, mettant en scène des chiffres, que les cryptographes professionnels s'accordent à juger le meilleur texte de littérature romanesque sur le sujet. William Legrand découvre un scarabée rare, le scarabée d'or, et le ramasse en se servant d'une feuille de papier. Le soir il dessine le scarabée sur cette même feuille, et regarde ensuite son dessin en le tenant devant la lueur du feu, pour vérifier son exactitude. Apparaît alors sous son dessin un texte, sans doute écrit à l'encre invisible, et révélé par la chaleur des flammes. Legrand examine les lettres qu'il découvre et se persuade qu'il a entre les mains les directives codées permettant de retrouver le trésor du capitaine Kidd. Le reste du livre est une démonstration classique d'analyse de fréquences, qui permet le déchiffrement des indications du capitaine et la découverte de son trésor.

      Un bon conseil : lisez cette nouvelle ! Dans une histoire passionnante entièrement bâtie autour d'un code secret, Poe détaille pas à pas la démarche utilisée pour décrypter le message. Fascinant !

Lire Le Scarabée d'or